Par Elodie Blogie – Photo : Sylvain Piraux
Inspiré des philosophies orientales, le yoga est devenu un véritable phénomène de mode. Une façon de concilier corps et spiritualité ?
Le « gayatri mantra » s’élève vers les poutres anciennes de la vaste salle de cours. Assis en tailleur, les élèves d’Huguette Declercq entament leur session de yoga par ce chant, une dizaine de minutes durant. « Om Bhur Bhuva Svaha… ». Les feuilles de papier posées sur les tapis permettent de suivre cet étrange charabia, et livrent sa traduction : « Méditons sur la glorieuse âme du divin créateur des sphères terrestres, atmosphériques et célestes ». Les baffles diffusent le morceau de musique que Huguette a lancé, les basses s’intensifient et impriment le rythme. Le silence revient. « Vous pouvez maintenant vous coucher sur le dos, poursuit la professeure. Sentez votre corps. Soyez en permanence présent à vous-même, aux messages que votre corps vous donne. » Pendant une heure trente, les postures et les salutations s’enchaînent, parfois soutenues par l’un ou l’autre mantra.
« Au début, on me prenait pour une secte »
A l’heure où les églises se vident, les salles de yoga, elles, font le plein. Les personnes qui s’adonnent à ces exercices, y cherchent-elles une forme quelconque de spiritualité ? Les élèves d’Huguette Declercq, sont en tout cas formelles : il ne s’agit pas d’un sport comme les autres.
« Les premières fois que je suis venue, j’ai mis un peu de temps pour comprendre, admet Sophie. Mais le bien-être qu’on ressent en sortant est bien plus que juste physique. C’est comme une paix intérieure. » « C’est une façon d’être dans le présent, de se recentrer sur son corps, abonde une autre. Il est clair que la religion catholique n’apporte rien de tout cela. » Reste que « les mantras qu’on chante, on les retrouve aussi à l’église », objecte une autre adepte qui fait référence aux traductions de ces textes. « Mais notre tradition judéo-chrétienne culpabilise, alors que le yoga non, poursuit la suivante. Avec ces mantras, on dégage une énergie positive, pour soi, mais aussi vers les autres. » Pour Marie-Jeanne, la seule dans le petit groupe qui se dit catholique croyante et pratiquante, les deux se rejoignent « dans le respect de l’autre »…
Quand Huguette Declercq a commencé à s’intéresser au yoga, dans les années 80, elle était sans doute déjà dans une quête spirituelle, mais« sans le savoir » : « Je sentais bien qu’il me manquait quelque chose. Les professeurs ici donnaient leurs cours comme des cours d’aérobic. Or, l’idée fondamentale du yoga est de rester présent à soi-même, de se recentrer sur ce que la religion appelle l’âme, l’être profond. »
Après des formations en Inde, et auprès d’un maître installé aux États-Unis, celle qui est aujourd’hui présidente de l’Association belge des enseignants et des pratiquants de yoga (ABEPY), a ouvert son centre « Atlantide », à Lasne. En une trentaine d’années, Huguette Declercq a pu observer un intérêt grandissant pour sa discipline. « Au début, mon centre était considéré comme une secte, plaisante-t-elle. C’est vraiment depuis quatre, cinq ans, que je sens une flambée de la demande. » Pour elle, cet élan massif vers la méditation et le yoga ne s’explique pas tant par une quête spirituelle que par un réel besoin face aux maux de nos sociétés : stress, dépression, burn-out. Ce qui n’empêche pas d’y trouver ensuite autre chose. « Déjà faut-il s’entendre sur ce qu’on entend par spiritualité, développe-t-elle. Pour moi, la notion de divinité n’a rien à voir avec quelqu’un qui existerait quelque part. Cela veut plutôt dire que nous sommes tous reliés par des flux, des flots de pensées, d’énergies. Quand on va un peu plus loin dans le yoga, on peut entrer dans une réflexion plus profonde, qui implique le respect de tout être vivant et de la planète. »
« On reproduit des gestes religieux qui ne sont plus habités »
Ce retour sur le corps séduit aussi certains croyants, par exemple chrétiens. C’est par un voyage au Japon en 1998 que le Frère Bernard-Joseph s’est familiarisé avec la posture méditative du « Zazen ». « Je me demandais depuis longtemps comment mettre le corps, mon corps, au service de la prière, explique ce moine de l’abbaye d’Orval. Quand on m’a proposé ce voyage au Japon, je me suis d’abord entraîné à m’asseoir dans la position traditionnelle. Au début, seul dans ma chambre, cela me faisait presque rougir de prendre cette posture pour prier. Mais j’ai vite senti que ce redressement de la colonne permettait une position d’éveil. » Pour ce cistercien qui a depuis lors créé un « jardin zen » au sein de l’abbaye, la tradition chrétienne a, au fil des siècles, mis le corps à distance. Etrange, pour une religion de l’incarnation : « Dieu prend chair et corps, s’enthousiasme le frère Bernard-Joseph. Au départ, notre religion valorise donc beaucoup le corps. Dans la liturgie, tout le corps participe, par le chant, la marche, les gestes. Mais nous l’avons oublié. Beaucoup de gens pensent qu’ils doivent laisser leur corps à la porte de l’église. » Pour ce moine qui organise des journées de ressourcement à Orval, les gestes religieux sont aujourd’hui « calcifiés » tout comme le langage liturgique est « usé, sclérosé » : « On répète des gestes qui ne sont plus habités de l’intérieur ». Il en appelle donc à la poésie et à la méditation : « En Occident, nous avons besoin d’être rééduqués au bon usage de notre corps, comme allié de la vie intérieure, et de la vie tout court. »
S’il perçoit une demande en ce sens parmi les fidèles qui participent à ses retraites, le Frère Bernard-Joseph observe aussi que l’abbaye d’Orval est très prisée des groupes de yoga, ou de tai-chi, qui convoitent surtout le cadre exceptionnel du monastère, « réserve naturelle de silence » comme il le dit joliment. Lui se méfie néanmoins de ces pratiques qui, parfois, recentrent plus sur l’ego que sur la vie intérieure… Huguette Declercq émet quant à elle de sérieuses réserves sur les nouveaux profs qui se forment en Inde en quelques semaines. Pour autant, elle ne voit pas d’un mauvais œil les entreprises qui intègrent des cours de yoga pour leurs employés, par exemple. « Le yoga peut être utilisé au quotidien, dans toutes les situations. Bien sûr, il y aura toujours des perversions du yoga. Mais au moins, ça le démystifie. »
« Yoga conversations », initiations au yoga, dans le cadre du festival « La religion dans la cité », vendredi 22/02, à 14h30 et 15h45 et samedi à 13h45 et 16h30, à Flagey. https://www.flagey.be/
Deux jours de débats
L’édition 2019 du festival « La religion dans la cité » est consacrée au thème « Corps et religion ». Organisé par l’ULB, la VUB, Le Soir, la RTBF et Flagey, il se tiendra à Flagey ces vendredi 22 et samedi 23 février. Une cinquantaine d’invités prendront part aux débats, conférences, concerts, workshops, etc. Pour l’occasion, Le Soir prévoit de vous plonger dans la thématique grâce à différents sujets.
Ce jeudi : yoga, méditation : le retour du corps dans la spiritualité.
Ce vendredi : portrait de Syhem Belkhodja, chorégraphe tunisienne qui a fait de l’art une arme contre l’obscurantisme.
« La religion dans la cité », « Corps et religion », 22 et 23 février 2019, Flagey. Informations : https://www.flagey.be